Par Amadou Yoro Ndiaye
J’ai fréquenté Serigne Abdou Aziz SY Al amine sur le tard. Il est vrai que je suis d’une très vieille famille tidiane de Thies, mon père tout petit a fait le daara du fondateur de la Tarikha au Cayor et plus tard, a reçu encore jeune, les prières et le wird des mains illustres de l’Imam Maodo Malick. Du saint homme de Tivaouane, mon père qui vivra très vieux, me disait que si le bon Dieu lui avait fait cette faveur, c’était grâce à la main bienveillante de son marabout sur sa tête en cette cette matinée où Mame Maodo , face à la terrible épidémie qui ravageait sa madrasda, priait, pour la santé et la longue vie de ses tout- petits talibés ( disciples). Mes frères portent les prénoms de la famille SY, cheikh ahmeth tidiane, Mbaye (babacar ) et avant eux, j’étais avec maman, de toutes les sorties de Tivaouane , du plus loin que je me souvienne .
Et puis, l’éloignement dans Thies, cette ville du paradoxe où je grandissais et où le Comité d’Organisation au Service du Khalife Ababacar SY (COSKAS ) avoisine les partis d’ouvriers, où le syndicaliste communisant brandi sans ciller son chapelet, dans ce lieu où le “Nassibil Akh” résonne à côté des déclamations marxisantes qui prônent l’éloignement de l’opium du peuple, des confréries, de la tidjiania.
Bien sûr je restais présent aux manifestations majeures de la Tarikha, notamment, le Maouloud ou gamou période où on célèbre l’anniversaire du prophète Mohamed SAW, bien sûr que je buvais les prêches du Khalife vénéré, Abdoul Aziz SY Dabakh dont le doux et chaleureux timbre de voix animait les soirées de bourde (le moment-10 jours- où Mame mawdo célèbre la naissance du prophète Mohamed psl, par le récital chaque nuit de cet hymne à l’envoyé de Dieu “Al-Burda” composé par l’imam Būsiri au 18 ème siècle). Et bien sûr je lui ai amené mon nouveau né de 2 ou 3 mois, persuadé que ses prières lui porteraient bonheur, santé et prospérité, dans le long chemin de vie qu’il venait d’emprunter.
Je restais cependant éloigné des dahiras, lieux d’appropriation de la pensée de l’imam Maodo et de construction de cet islam bien spécifique du Sénégal. Cet éloignement va s’accentuer avec le rappel à Dieu de Dabakh, celui que j’aimais appeler, le khalife de Tivaouane. Ensuite, les vicissitudes de la vie et les interpellations professionnelles, et, après …..Al AMINE .
A notre première rencontre , drivé par un de mes mentors, prototype du talibé tidiane, citadin savant dans la langue de Molière, mais aussi dans celle, vecteur de la parole par laquelle Allah swt a donné mission à son envoyé. A cette rencontre donc, je fus subjugué par la profonde culture de celui que j’appelais avec grande difficulté Junior, par sa grande compréhension de la culture wolof et de l’histoire contemporaine du pays, sa gentillesse, sa simplicité , son enracinement et sa modernité ! Sa pleine incarnation de cette approche sénégalaise de l’Islam, faite d’une connaissance sans faille de la religion, de son livre saint, de l’histoire et de la sounaa de son prophète . Cette acceptation d’un profond ancrage dans la Umma, car l’Islam est un et indivisible au delà des spécificités géographiques et culturelles. Car, à l’intérieur du cadre d’airain du Livre Saint, les particularismes non contraires, sont parfaitement acceptées dans cette religion de paix et d’ouverture.
Plus tard, les responsabilités professionnelles me ramèneront vers la ville sainte et vers Al amine, sans que je ne dévoile jamais la relation qui me liait à ces lieux, par mon père je l’ai déjà dit, par ma maman qui avait eu à tisser de solides relations avec une de ses épouses, tout le temps qu’elle avait séjourné dans la ville du chemin de fer. Pudeur de talibé ou ” insuffisance de talibé” comme aurait dit un ami mouride?
Il me faudra l’aiguillon tenace d’un cousin pour que je retrouve cette impression qui ne m’avais jamais quitté, que le marabout qu’il me fallait, c’était Serigne Abdou Aziz SY al amine, le fils de Khalifa Babacar Sy et de Sokhna Astou Kane. C’est donc grâce à ce jeune cousin, un quasi-fils, que j’accédais au saint des saints. Les Diop et les Sy ne m’en voudront pas de parler de la table de Al amine gérée de main de maître par Ibrahima Kouadio et sa bande, ce brillant disciple venu du pays de la lagune et dont le tarbiya lui sera certainement rémunéré au centuple. Pas qu’il m’ait fait un traitement à part, ce n’est pas le genre de la maison, là où se côtoient, érudits et ignorants, puissants et faibles, riches et pauvres. Tous, à l’identique traités !
En effet, comment ne pas célébrer la maestria avec laquelle le service est fait par Ibrahima, sous l’œil vigilant du marabout ! Ces savoureuses soupes, ces salades et crudités raffinés , ces viandes et poissons de premier choix, la grande qualité des fromages, fruits et café ! Et je ne parle même pas de ce lakh, bouillie de mil, dont me dit on, le lait caillé qui l’agrémente est spécialement traité , chaque jour , pour les invités du khalife. On raconte que ce cérémonial d’un dîner plus que tardif, est ritualisé depuis plusieurs décennies , depuis le temps où jeune secrétaire de son khalife de père, junior ne pouvait dîner avec ses amis et talibés, que très tard, une fois que les derniers invités du père et guide s’étaient retournés et que ce dernier s’était lui-même retiré .
Et , en même temps, que ripaille se faisait, s’ouvrait la discussion sur le monde, cet échange libre sur la situation politique, économique et sociale du pays et du continent s’ouvrait à tout le monde. Moments où le saint homme, quotidiennement, tâte le pouls de son pays et de ses concitoyens comme il appelait en souriant , ce microcosme sénégalais , tout en développant aussi, ses positions politiques et économiques, convoquant si nécessaire, une expérience de presque soixante-dix ans, ramassée auprès de ses pères et frères, mais aussi auprès des talibés et sages de la confrérie, auprès aussi des hommes politiques de toute obédience, et de toute tendance, parfois haut positionnés au sommet de l’Etat, et qui volontiers, le fréquentaient assidûment.
Et enfin, presque au bout de la nuit, ce sont les apartés où sont traités avec intelligence, efficacité et discrétion, les problèmes et difficultés qui ne sauraient être soulevés dans un agora où le Sénégal est représenté dans sa bruyante diversité.
Ces enseignements nous manquerons ! Cette élégance, de ton et de port. Ce courage physique et intellectuel, ce sens de la solidarité et de l’entraide. Cette immense générosité !
Nous t’avons cru éternel, nous n’avons pas fait attention à tous les signaux d’un départ imminent, que tu nous envoyais, qu’on refusait de percevoir et de décrypter et qui, aujourd’hui, nous paraissent d’une si évidente clarté !
Va, homme de religion et de conviction, va brillant homme d’Etat, homme de son temps et de sa nation, va digne héritier de Maodo Malick, va en paix fils du Sénégal.
Amadou Yoro Ndiaye.